Cest le soir, les dernières traces du couchant sestompent rapidement et le groupe est rassemblé autour des braises dun petit feu, entretenu
faiblement et lentement pour ne pas attirer lattention. Martha éloigne son matériel de cuisine, empilant ses assiettes ébréchées et ses casseroles
bosselées, et mettant un drap au dessus pour les couvrir, pour les garder propres. Leurs nouveaux hôtes ont tout mangé de ce quil leur a été offert,
et comme rien ne doit se perdre, Martha a assaisonné leau des carottes et la leur a donnée comme bouillon, un en-cas pour la nuit. Rien ne doit se
perdre. Les mains maigres de Brian tremblent en portant le bol à sa bouche, il avale le bouillon à grandes lampées bruyantes, car il est encore
affamé.
Mark raconte au groupe ce quil a entendu à la radio avant que leur petit avion ne soit heurté dans tous les sens par tout et nimporte quoi à cause
de louragan créé par le basculement. « Les vents étaient cycloniques, mais différents, plus erratiques. Notre avion a heurté des trucs qui lont
abîmé. Je ne pouvais plus le tenir. On entendait le type à la radio qui en parlait aussi. Là où est le pont sur la rivière, il y avait des voitures
abandonnées, qui bloquaient la circulation dans les deux sens. Les gens se ruaient dans les deux sens, désespérés. Il y avait des petits enfants quon
avait laissé, abandonnés. Des émeutes éclataient, tout le monde se pressait et personne ne savait où aller, je pense. Ils essayaient de trouver un
endroit, nimporte où, mais là où ils pourraient être. Et le pillage dans la ville. La police nétait pas dans le coin, ou tout au moins elle sen fichait.
Pas de loi, et tout fiche le camp. » Le visage de Mark a lallure dun masque en racontant tout cela, il met ses émotions de côté afin de pouvoir
continuer. « Les services ne fonctionnaient pas, car les gens avaient cessé de se présenter à leur travail et les pannes de courant nétaient pas
réparées, les lignes téléphoniques étaient coupées, les pompes à essence étaient verrouillées et les stations fermées. » Mark secoue la tête et dit, «
Un milieu de matinée qui nen finissait pas sur la côte est, en faisant beaucoup de victimes. » Mark sarrête une minute, reprenant le contrôle de ses
émotions. »
Nous en avons aussi eu un aperçu depuis lavion. Les routes étaient couvertes de voiture, poussées sur les côté car elles étaient à sec ou bloquées,
et il y avait un pont avec la circulation bloquée dans les deux sens à cause de voitures abandonnées. Cet embouteillage empirait, aussi, car les
voitures poussaient des deux côtés. On voyait aussi des gens qui marchaient à travers la campagne par petits groupes, sen allant à pied. Et tout le
temps on entendait la terre geindre. Je ne crois pas que joublierai jamais ce son. » Gros Tom hoche la tête en signe dagrément, Mark le regarde
fixement une minute, puis continue.
« Nous avons entendu dire que des groups religieux pensaient que la fin du monde était arrivée, et beaucoup dentre eux, et même des athées, se
suicidaient, en prenant toute leur famille avec eux, supprimant dabord les enfants, exactement comme les adeptes de Jim Jones. » Mark se penche
en arrière, résigné, les yeux baissés sur les pieds de ceux qui entourent le feu de camp, comme lhistoire prend un tour personnel. « Brian et moi
étions au-dessus des terres quand cest arrivé. La boussole a dabord montré un comportement erratique. Brian essayait de déplier les cartes, mais
il ny arrivait pas bien, et javais les deux mains occupées. Puis le ciel sest mis à danser autour de nous. Nous avons vu la Lune glisser à travers le
ciel juste avant que des rafales de vent ne frappent lavion, comme si soit le ciel, soit la Terre se déplaçait.
Mark pousse un soupir. « Et quand les vents ont frappé, nous navions plus dautre choix que datterrir, et vite! » Mark reste silencieux une minute,
cherchant dans sa mémoire ce quil aurait pu oublier. « Nous avons foncé vers la plage et je me souviens avoir regardé cette grande étendue deau
et mêtre demandé un instant ce que cela ferait si elle se soulevait et se précipitait sur moi. Vous savez, une vraiment grosse vague. Ca arrive, après
un tremblement de terre ou autre. La dernière chose que nous avons entendu fut le gars de la radio qui hurlait Ca arrive. Oh mon Dieu, on va tous
être noyés et la radio sest tue. Netty brosse les cheveux de Tammy qui est assise mollement, pétrifiée dans une absence démotion qui passe pour
faire partie de sa nature calme. Netty met la brosse de côté et dit, « Jétais à Clearwater, en train de patienter car le téléphone ne marchait plus et
personne ne savait ce qui se passait. Jétais en haut dans ma chambre, je me changeais, quand jai entendu la voix dune femme supplier, Pas mes
enfants, sil vous plait, il sont si petits. Puis jai entendu des coups de feu, et le silence, et je me suis faufilée sous le lit, ma faisant petite souris. »
Martha arrive et prenant la main de Tammy, elle léloigne pour lui éviter la fin de lhistoire. « Cétait les frères Grogan. Jai réalisé plus tard que pour
sexercer à la gâchette, ils avaient tué les autres pensionnaires qui revenaient de la pêche. Presque tout le monde allait là pour fuir la chaleur, vous
savez. Je les ai vus quand je suis allée à lécurie chercher mon cheval - leur cannes à pêche et des poissons dans les mains, couchés dans leur sang
et tordus par la douleur. Tous morts. Jai réalisé quils avaient tué tout le monde et je naurais pas fait exception. »
Comme les heures passaient, Netty comprit que les frères Grogan étaient en bas, à se saouler. « Ils riaient de ce quils avaient fait. Ils riaient. Ils se
racontaient la tête des gens, leurs réactions, leurs regards, quand ils ont reçu les balles. Puis ils poussaient de hurlements et embrayaient. Jen étais
malade, je tremblais si fort que javais peur de bouger. Je me suis coincée sous le lit, me suis allongée en respirant le moins possible, sans bouger,
sans faire le moindre bruit quils auraient pu entendre. » Se considérant à présent comme les maîtres de ce lieu de vacances où ils navaient jamais
été les bienvenus, les frères Grogan fanfaronnaient, posant leurs bottes crottées sur les coussins du mobilier, dévalisant le bar et jetant les bouteilles
vides sur les lampes et les verres. Pas de téléphone, pas de loi, donc les frères font ce qui leur chante. « Je les ai entendu dire cest plus marrant
que de se faire un joint. Puis je les ai entendus aller dune chambre à lautre, pour voir ce quils y trouveraient. Jai retenu mon souffle quand ils
sont rentrés dans ma chambre, je nai pas respiré, et ils sont passés sans me voir. Plus tard, je me suis faufilée en bas quand tout fut redevenu
calme. Ils dormaient, ils étaient ivres et ronflaient. Je suis allée à lécurie et jai sellé mon cheval. Il ma suivie comme un bébé après que je lai eu un
peu caressé. Il était tout tranquille. Je pensais que jétais sortie daffaire, jai marché le long de la haie doù ils ne pouvaient pas me voir sauf si je
montais mon cheval, et je ne lai pas monté avant davoir atteint les arbres. Mais en partant au galop, je crois avoir vu quelque chose bouger près
de la bâtisse. Jai compris quon mavait vue. »
« Ils mont poursuivie, et il ny avait pas de cachette car le Soleil ne voulait pas se coucher. Mais il faisait sombre, et cela ma aidée. Ils devaient
mettre les phares de leur jeep pour ne pas me perdre. » Netty jette un regard circulaire sur le groupe, et voyant tous les yeux fixés sur elle, avec
attention, elle continue. « Jétais le seul témoin vivant de leur crime, et ils nallaient pas me lâcher si vite. Les morts ne parlent pas. Mais je pense
aussi quils étaient ivres de pouvoir. Leurs fusils faisaient la loi, je pense. Ces types sont des sadiques. Sils étaient au pouvoir, mieux vaut ne pas
imaginer ce quils feraient. » Netty garde le silence une minute, remettant la peur ressentie dans un compartiment de sa mémoire quelle ne veut plus
jamais rouvrir. Prenant une profonde inspiration, Netty jette un il au groupe pour lui signaler un changement dans le récit. Netty a fait marcher son
cheval dans le lit dun cours deau, essayant de perdre ses poursuivants. « Jai eu la chance dêtre à Clearwater Creek quand ça sest produit. » La
secousse les a jeté tous les deux dans les eaux profondes, elle et son cheval à côté. « Jai bien fait trempette, javais le souffle coupé quand jai
refait surface, et quand je suis remontée, tout ce que jai vu cétait des pattes qui battaient et éclaboussaient partout. Cest une bonne chose que je
naie pas été sur le cheval. Celui-ci était pratiquement sur le dos et il donnait des coups de sabots à tout va en essayant de se remettre sur pied.
Mais on allait bien. » Netty fait une pause pour reconstituer lhistoire, rassemblant les morceaux pour elle-même en même temps. « Je suppose que
les frères Grogan étaient saouls, de la viande molle, puisquils ont survécu. » Netty redevient silencieuse, étant arrivée au bout de son récit. « Je me
demande si ceci nest pas en train de se passer un peu partout. »
Tout le monde ne garde pas le silence autour du feu de camp, car Brian sest mis à rire bêtement, mais les autres ne le remarquent pas car ils sont
pris par les récits quils viennent dentendre. Brian lève les yeux vers le ciel, le visage figé, ricanant doucement bien quil ny ait rien de drôle.
Dans la faible lumière de laube qui séternise, Gros Tom revient péniblement du ruisseau, une serviette jetée sur lépaule. Rouge sirote un café sur
la table de fortune, les deux hommes sont seuls car les autres dorment. Gros Tom jette un il au ciel et puis il dit tranquillement à Rouge, « On dirait
que cette couverture nuageuse ne remontera jamais. » Rouge joint les doigts, les examine brièvement, et dit, « Jai déjà vu ça quand jétais en poste
aux Philippines. Des volcans sont entrés en éruption quelque part. » Gros Tom se penche au dessus du feu de camp qui couve, attrapant la cafetière
noircie, et en se servant une tasse de café, il dit, toujours calmement, « Tu as remarqué ce qui arrive à Tammy? »
Rouge redoutait de moment. « Je pense quelle va finir par se dérider, sa maison de poupée lui manque. Cette façon quelle a de tenir cette poupée
de chiffon, on croirait que cest tout ce quelle possède au monde. » Clairement désireux de parler de ce quil voit arriver à sa fillette, Gros Tom ne
veut pas en découdre si vite. « Elle na jamais été comme ça, si calme! Je nai même pas réussi à la faire me parler hier, elle ne voulait pas dire un
mot. Sacrément curieux. » Martha sort de lune des tentes de fortune, brossant ses cheveux vers larrière pour dégager son visage endormi et
paisible. Elle sourit légèrement aux deux hommes de sa vie et marche vers le feu, soulevant le couvercle de la cafetière pour en vérifier le contenu. «
Je vous ai entendu tous les deux parler de Tammy. Je sais quelle ne va pas bien, et si je pouvais, je lemmènerais tout droit voir le docteur
Townsend, mais il ny a aucune chance avec ces routes coupées. »
Un son plaintif est amené par la brise, qui vient de loin mais qui est humain, à coup sûr. Mark sort précipitamment dune des tentes, faisant dans sa
hâte tomber les couvertures qui tiennent lieu de mur. Il paraît soucieux sous son air endormi. « Où est Brian, avez vous vu où il est allé? » Rouge
pointe le doigt en direction de la plainte, le visage inexpressif comme sil ny avait rien de spécial, et Mark se précipite dans cette direction, ajustant
sa chemise dans son pantalon et enfilant ses bottes en chemin. « En voilà un autre qui ne va pas bien. Lautre jour je lai trouvé en train de parler
dans le vide. »
On peut voir plusieurs personnes dans laube pâle, avançant péniblement le long de la route ventée qui mène derrière la ferme. Lun deux tire un
chariot destiné à être tiré par un poney, remorquant quelquun. Lhomme à lintérieur sagrippe des deux côtés, sarc boutant à chaque secousse, le
mouvement faisant souffrir ses os brisés. Herman, un homme de haute taille qui ouvre la marche, sarrête et pointe du doigt la maison, et les autres
lèvent les yeux, quittant la route du regard pour fixer cette direction. Ils se déplacent avec plus dénergie à présent, dans lespoir davoir trouvé
dautres survivants.
Gros Tom regarde cette procession, de là où il est assis à table avec Martha et Rouge, ses mains entourant un bol de café. « Nous avons de
nouveaux visiteurs. » Rouge tourne la tête brutalement, puis se lève pour aller prendre son fusil. Gros Tom pose son bol et se dirige dans la direction
des arrivants, ayant apparemment jugé à leur apparence quils ne constituent en rien une menace. Gros Tom passe dun pas décidé les ruines de la
maison pour aller sur la route dentrée. Quand il les approche il marche les mains tendues, reconnaissant lhomme de tête.
Clara, une petite femme aux cheveux gris, sest précipitée vers Gros Tom. « Ils ont tous été brûlés, comme sil ny avait pas dendroit où senfuir,
comme si le feu était tombé du ciel sur eux! » Son mari, Len, un petit homme voûté, les rejoint. « Je ne sais pas à quel autre endroit, car la maison
était en bon état, et ce nest pas non plus ce quon a vu de plus bizarre! » Clara jette un regard à son mari. « Tu parle de cet homme mitraillé de
pierres? » Len, peu habitué à être détourné de ce quil raconte, reprend. « Cétait comme si on lui avait jeté des pierres jusquà ce que mort
sensuive, les petites pierres qui couvrent la route, et sa voiture cétait encore pire. » Clara, trop énervée pour garder le silence, dit, « Pauvre
homme, il a dû essayer de fuir quand son pare brise a volé en éclat, et il ne pouvait pas séchapper. »
Gros Tom demande, « Ces gens de la ville? » Len et Clara se lancent un regard furtif, mais alors Clara baisse les yeux, regardant la route avec les
larmes qui lui montent aux yeux, momentanément accablée. Len montre du doigt la ferme démantelée. « Ca na pas été tellement mieux que pour
vous, et ceux qui ont survécu se sont sauvés exactement comme nous autres, pour chercher de laide. » Clara ajoute, retrouvant à nouveau la voix,
« Mademoiselle Farmington a été projetée dans le cours deau, contre le barrage, on aurait dit une de ces tomates que les enfants jettent le samedi
soir, elle était toute rouge et éclatée. »
Gros Tom na manifesté aucune surprise à aucun moment et il demande à présent, « Vers où allez vous? » Personne ne répond, mais après un
moment de silence, Herman dit, « Nimporte où pourvu que ce ne soit pas comme ça. » Gros Tom fait signe de la tête quil a compris, et les invite
au campement. « Nous nallons pas beaucoup mieux, mais nous avons du café et des pommes sautées à partager. » Puis, dun geste en direction du
campement et faisant demi tour pour y retourner, il dit, « Allez, venez. »